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La recluse, chapitre 4

7 Novembre 2016 , Rédigé par Dreux Patrick

            Cela ne fut pas facile. Il n’était pas dans sa nature de penser pour les autres. Avec les premiers jours du printemps son pas se fit plus lourd, une pesanteur inconnue s’abattit sur son dos, que n’expliquait ni le poids des ans, ni le travail solitaire, répétitif, mais une vérité toute simple qu’il ne parvenait pas à admettre : son labeur ne s’arrêtait pas à la limite de ses terres. Les parents morts, c'était à lui de s'occuper de son frère. Cela faisait aussi partie de l'héritage de la terre. Dans la terre il y a les racines, et ce sont elles qui tiennent la terre.

            Le foin coupé, séché, engrangé, les quelques bêtes dans l’étable, le bout de vigne, le verger et les pommes au fruitier, la terre pleine à ouvrir, travailler, de saison en saison, la terre souple et propre, riche remuée, la terre dont il se sentait issu, homme noueux façonné par les jours, les années, pour toujours plus de soins, de patience, de souci coutumier un œil sur le temps et l’autre sur les pousses, les épis, les fleurs, les fruits - tout cela n’était pas suffisant. Penser à son frère, autrement qu'en lui reconnaissant le droit de fuir, de s'abrutir- et parfois c'est respecter l'autre que de le laisser chuter -  c'était d'un seul coup relier l'espace au temps, rattacher ces lopins qu'il cultivait au sang de son père, de sa famille : découvrir qu'il en était plus le gardien que le propriétaire. Et pas le gardien seulement pour ses propres enfants à venir, le gardien pour tout ce qui était, avait été, serait.

            Ce printemps là le ciel lui parut trop étroit, la vue trop vite barrée par l’horizon.

 

            Le champ est en pente. De là il voit toute la vallée, les abords de la ville, la ville, les routes qui la joignent, se compliquent et filent brusquement éclatées, roue de routes qui tournoient déjantée dans la lumière paisible de cinq heures.

            Les sillons sont lourds, le tracteur patine à chaque remontée pour un virage à quatre-vingt-dix degrés. En vain il aimerait trouver un signe, un fléchissement vers l’ouest, une voile qui serait apparue pour oser un départ aventureux, une sirène bramant le rappel des derniers retardataires, un train sortant des rails pour offrir une nouvelle chance aux laissés pour compte. Et dans le même temps il ne pouvait s’empêcher de penser qu’aucun homme n’avait le droit ni le pouvoir véritable de décider de la vie d’un autre homme.

            Toute la journée il longe des bancs de nuage très blancs qui s’en vont vers le nord, et il se prend à rêver, attiré malgré lui vers la légende de leur enfance.

... son frère court devant lui, il a cinq ans, lui sept. Le soir tombe déjà, et déjà la rosée mouille leurs pieds. Ils se dépêchent pour voir les lumières de la ville s’allumer d’un coup. Il a quinze ans et ils se racontent les filles, les caresses, les promesses. Ils parlent tard dans la nuit, les yeux près des étoiles, dans la tiédeur de l’air remué par les bêtes. Il en a vingt, ils ne savent plus se parler, l’un fait des études pour devenir instituteur, l’autre reste à la ferme, n’a jamais aimé l’école.

             A la nuit tombée, comme chaque soir, il rentre à la ferme, dîne sans dire un mot et reste un moment dans la pièce du bas, sans allumer. En haut sa femme, Adrienne, prépare la chambre, cérémonial invariable qui va du linge rangé au lit ouvert, en passant par les volets et les rideaux tirés d’un coup net. Il l’entend se mettre au lit, après un long silence, comme si elle l’avait guetté.

            Il écoute alors les bruits de la nuit, les bêtes dans l’étable, le vent qui passe large dans les branches, comme une houle profonde qui emporterait le plateau vers des navigations promises et mystérieuses. Nuit de délivrance hors l’humain qui parle toujours trop fort. Le père, jadis, les faisait taire pour entendre ces mille frémissements nocturnes. Il ne les fatiguait pas avec des noms savants pour désigner tel ou tel cri, feulement, ou simple froissis d’ailes vives. Il leur disait - à eux deux qui ouvraient des yeux de chouette – écoutez ! Écoutez le vent et ses retournements, ses étreintes folles. Écoutez les échos, les réponds, les courses furtives, l’affût des silences. Écoutez ! Plus qu’une invitation il s’agissait d’un ordre. Sa voix ne s’élevait pas, mais l’autel était là, l’immense table du monde nocturne à laquelle un instant, gamins, ils étaient conviés. Table plusieurs fois millénaires, et taillée dans l’étoffe des arbres, des herbes, de l’air, de l’animal brusquement dressé, fourrure au vent et narines dilatées. Il n’y avait pas de fées, de gnomes, d’hommes loups, au dehors. Il y avait la terre sans repère, l’espace glissant à l’écart du charroi des jours et des œuvres, une vie proche de l’infini. Ensuite ils allaient au lit, et le père restait encore, dernier debout, ni buvant ni fumant, immobile, et longtemps ils crurent que leur père n’avait pas besoin de sommeil.

            Il aimerait en parler à son frère, mais son frère n’est pas là.

            Alors le lendemain il travaille un peu plus, incapable cependant d’endiguer les souvenirs, incapable de s’opposer aux jours nouveaux qui appellent une vie autre.

            Il ira.

            Il ira trouver son frère, et parce qu’il ne s’avoue pas tout à fait qu’il lui manque, il se dit que toute la saison le veut, qu’il n’est pas d’autre signe à attendre que ce printemps qui perce de partout la gangue assouplie de la terre.

 

            Et c’est le jour.

            Il se lève plus tôt que d’habitude, ne dit rien à sa femme, doucement ramène les couvertures, descend en prenant garde de ne pas faire craquer les marches. Il mange un quignon de pain sec, arrosé d’un bol de café noir, debout, la porte grande ouverte sur la plaine ensevelie par les brumes.

            L’esprit vide, car sa décision est prise désormais, il se met en route.

 

            Il se mit en route comme on accomplit ces tâches obscures qui ne regardent que soi. Liens secrets que n’expliquent pas les liens du sang, mais qui sont la charpente de la vie intérieure et peuvent déterminer jusqu’au souffle quotidien.

            Maintenant, sur le chemin humide, il ressent physiquement l’absence de son frère, comme une incomplétude, à sa gauche. Il est étonné d’avoir passé ces trois années sans rien entreprendre pour tenter de le voir, étonné de l’assurance tranquille avec laquelle il a tenu la ferme, étonné de l’évidence à vivre sans son frère. A se demander si son frère n’incarnait pas, de façon obscure, muette, sa part de faiblesse, de vulnérabilité devant le monde.

            Des brouillards épars flottaient sur les champs, le ciel était couvert d’un léger voile, mais il se dissipait déjà. La journée serait belle. Il traversa le village encore assoupi, et coupa par les herbages.

            Le terrain montait rude, inégal, raviné, entre les genêts touffus et d’énormes mottes de terre coiffées de hautes herbes. Puis il atteint les bois noirs.

            Cela faisait bien longtemps qu’il n’était pas venu par là. Plus personne du village d’ailleurs n’y venait seulement couper du bois. Il était facile de s’en apercevoir. Le sous-bois foisonnait de taillis, de ronces, de lierre vivace. Il fallait tracer son chemin en écrasant, écartant, brisant, de longues tiges mortes, de vieux troncs moussus et secs, des broussailles tendues d’épaisses toiles d’araignées. Ici et là, un œil averti pouvait discerner la trace d’un vieux sentier, l’ornière d’un chemin menant à d’anciennes coupes, mais il fallait sans cesse retourner dans les taillis pour se frayer un passage.

            Un temps perdu dans la pénombre, loin du soleil qui avait fini par chasser les dernières brumes, Lucien se demanda pour la première fois comment il allait retrouver son frère. Il savait, comme tous les habitants, que son frère habitait près de l’ancienne carrière, mais il réalisait seulement maintenant le dénuement dans lequel celui-ci avait dû vivre.

 

            Elle dort dans la lumière, brune et fine, blanche et longue. Elle s’éparpille dans les dentelles crasseuses, et son visage abandonné se montre, ne cherche pas à s’enfouir dans les cendres ou l’air noir. Elle s’offre au regard, ni nue, ni tout à fait habillée, longtemps cachée et maintenant sourde révélée.

            Il n’y a pas vraiment de lumière, mais une dispersion ténue qui donne un éclat nouveau à sa peau trop pâle.

            Elle ne s’offre pas non plus - l’os saille, la bouche est comme tendue de baisers refusés, de mots difficiles, son corps est toujours noué, muré, dans un déni qu’elle ne contrôle pas - elle attend, sans terreur, sans pensée, sans guetter les bruits du dehors et du dedans, sans se terrer derrière ce corps qui lui est pour une fois tendrement proche.

            Sa chair, ses os, son sang, aujourd’hui la laissent en paix, comme si elle était parvenue à s’endormir tout contre elle-même.

            Elle dort sans dormir, elle parle sans proférer aucun son, elle voit sans regarder, il y a sans cesse un écart, et cela se devine à sa respiration qui demeure rapide. Cela se devine à ses gestes lents puis brusques, toujours au bord de dire, de savoir, de faire, et puis un vide, un blanc, une transparence qui la capte, la ravit avant de la rejeter brutalement.

            Elle l’a vu entrer, et pourtant elle n’a pas tourné la tête vers lui.

            Elle lui trouve un visage moins dur, elle n’est pas obligée de se rétracter, de se protéger. Il a cessé d’être l’homme, ce bloc dérangeant, tout d’une pièce, plus clos qu’une porte bardée de chaînes, l’intrus qui la faisait se recroqueviller derrière ses cheveux, ses mains, ses bras, ses épaules.

            Cela s’est fait progressivement, mais c’est aujourd’hui qu’elle le voit, qu’elle le sait. A cause de la douceur de l’air peut-être.

            Il faut dire qu’il ne la fixe plus, qu’il ne porte plus sur elle ce regard de veilleur halluciné. Au contraire, ses yeux hésitent, sa volonté, ses gestes, sont moins sûrs. Il regrette la cage de l’hiver, l’air coupant, la nuit tombant très vite, très tôt. Il devine qu’il est en train de la perdre, dans la douceur même de l’air matinal, dans la tiédeur odorante des nuits, l’odieux frémissement des herbes et des bêtes gagnées par la chaleur.

            Il perçoit confusément que la claustration devra bientôt prendre fin, et s’il en est presque soulagé il ne peut s’empêcher de le craindre.

            Il a presque envie de la toucher, d’écarter ses longs cheveux raides, envie de comprendre ce qui cède enfin en elle, ce qui remonte peu à peu hors de leur nuit commune. Elle, comme rejetée au rivage, différente, lumineuse. Il la voulait blanche, monstrueusement blanche, et il la voit soudain nacrée, irriguée à nouveau par un sang qui ignore l’ancien, un sang qui bientôt - il le sent, à cette odeur de fruit mûr, de joie, de raisin, d’herbe fraîche coupée - aura la couleur du désir.

            “Le monde change et je change avec lui”, voilà ce qu’il entend flotter sur sa peau, ses mains, ses yeux.

- Tu veux manger ?

Lentement elle s’assied en tailleur, écarte ses cheveux, et lui rend son regard. D’un bref signe de la tête elle acquiesce et tend la main.

            Il fouille dans son sac. Une pomme, des pissenlits, des russules au goût de noisette et de farine.

            Il n’y a pas d’échange véritable entre eux, les mots sont jetés et restent parfois longtemps suspendus dans le vide. Un autre mot arrive, un geste, une autre question, juste l’assurance que l’autre est présent, pas plus. Elle sait qu’il est là, et elle dit “tu es là ?”. Il voit bien qu’elle a faim, mais il lui demande “Tu veux manger ?”.

            Il donne, elle mange, elle crache arrivée aux pépins, puis s’arrête. Avale les russules crues, mâchonne lentement les pissenlits. Ensuite elle s’allonge à nouveau, poings fermés contre ses seins.

            Tous deux ont senti une présence étrangère, comme si les murs leur étaient une seconde peau. Elle se replie, il sort. Il veut toujours la protéger, même s’il lui faut sortir en pleine lumière, même si le soleil est pour lui l’ennemi suprême.

 

            Sous le pied de Lucien le sol ne tient pas. L’humus repose à peine sur un lit de caillasses envahi de mousses rêches. Il distingue les murs, noirs au milieu des herbes folles, enfoncés dans la pente, presque engloutis.

            Pas un souffle, pas un bruit. Seulement son propre souffle, le bruit de ses pas maladroits. N’est-il pas devant une tombe ? Qui pourrait vivre ici ?

            Il a froid soudain, malgré le soleil qui perce. Il s’approche fasciné, touche les murs, les longe, effleure les minces interstices, sent sous sa paume comme un filet d’air frais. Il en fait le tour sans trouver aucune ouverture, doit contourner des bouquets de noisetiers, des éboulis, et se décide enfin à appeler : “Jérémie!”

            Personne ne lui répond.

            Est-il venu trop tard ? L’hiver a été si rude. Un instant il craint de trouver le cadavre de son frère à l’intérieur de ce tombeau. Non, l’odeur l’aurait fait reculer. Il n’a perçu qu’une fraîcheur de cave, de suie froide et de salpêtre.

            Peut-être court-il les bois ?

            Attendre alors.

            Un sentiment d’impuissance, d’absurde, l’envahit. Il ne sait plus ce qu’il fait là. Il devrait être aux champs, s’occuper de ses bêtes. Personne ne peut rien pour personne.

            Ce sentiment il ne l’a connu qu’une fois dans sa vie, et son frère alors était à ses côtés. Ils avaient voulu passer la nuit dans le cimetière. Sur le chemin ils n’avaient cessé de plaisanter, de rire, essayant de se faire peur mutuellement avec des histoires de fantôme, de revenants incomplets à la recherche du membre manquant, de l’organe disparu, qui sa jambe, qui son estomac, qui son bras. Pourtant arrivés devant les tombes, tacitement chacun s’était mis à chuchoter, les mots ne passaient plus. Ils ne sentaient pas coupables, mais ils ne comprenaient plus la raison de leur présence en ce lieu. Le silence, les larges dalles couchées, leur imposaient une autre voix, une voix venue d’ailleurs, une voix empruntée dont ils ne savaient que faire.

            Emporté par ses souvenirs, il s’est assis tournant le dos à la bâtisse. Son regard flotte, erre sur les broussailles sans les voir, et puis soudain il se fige. Un œil est là posé sur lui. Un œil dur et froid, en contrebas. Tapi dans les fourrés son frère, un bras replié au-dessus de la tête, le regarde.

 

- Jérémie... c’est toi! Bon dieu, tu m’as fait peur.

            Il a du mal à reconnaître son frère dans cet homme hirsute qui à l’appel de son nom s’est lentement déplié, sans cesser de se protéger du trop de lumière.

            La barbe mange le visage et noie le cou, les cheveux font des mèches grasses et lourdes, et l’œil creusé de cernes profonds semble comme voilé. En guenilles, puant la tanière, l’antre sombre, les mains couvertes d’une croûte épaisse de crasse, c’est pourtant bien son frère qui est là devant lui.

            Lucien se lève et fait un pas. Il veut dissiper la gêne, toucher son frère de la main. Sans s’en rendre compte il est plus rude qu’il ne le souhaiterait. La tape qu’il voulait amicale ressemble plus à la prise d’un homme qui tenterait de sortir de l’eau un noyé. Il répète alors le nom de son frère, en mettant toute la tendresse dont il est capable.

            Mais Jérémie est ailleurs. Une porte grince dans son esprit, une porte contre laquelle s’est accumulé l’oubli, poussières d’oubli qui ont fini par constituer un véritable rempart, dense, solide. Et quelqu’un, debout devant lui, est en train de forcer cette porte. Si cette personne parvient à entrer alors c’est la lumière qui va tout balayer, et cela est impossible. Jérémie ne bouge pas, la voix de Lucien lui paraît lointaine. Il y a entre eux trois années de silence, trois années qui sont un fleuve dont le gué reste à inventer.

- C’est moi, Lucien. Tu me reconnais ? Dis quelque chose bon sang, tu m’fais peur... Lucien, ton frère !

            Jérémie ne répond pas. Il se met à osciller d’un pas sur l’autre à la manière d’un lutteur ou d’un ours devant sa proie, et, voûté, il baisse davantage la tête avant de la relever brusquement sur un cri, un cri rauque et puissant, surgi droit de ses entrailles, bouche déformée. C’est vers le ciel qu’il regarde, c’est du profond de la terre que monte son cri, à l’arraché, comme peuplé de villages en ruines, d’enfants mort-nés, de convois d’exilés hâves et impuissants, de carcasses qui rouillent éventrées inertes sur le bord d’un lac intérieur où tout retournerait dans la fange et le grouillant, alors qu’ailleurs des hommes vivent comme si la mort n’existait pas, comme si la nature n’engluait pas tous les rêves de départ, la nature par la chair et la faim, par la pesanteur charpentée d’os, n’affirmait pas son impassible préséance.

            Devant la violence de ce cri, Lucien recule. Ce dément ne peut pas être son frère. Cette brute vient d’ailleurs, d’un temps antérieur, antérieur à la parole.

            Mais Lucien se trompe, Jérémie est maintenant apaisé. Il sait qu’il a devant lui son frère, et que rien ne sera plus comme avant.

            Il le regarde comme il regarderait dans un miroir et c’est son visage ancien qu’il retrouve. Il passe sa main sur sa barbe, étonné de la trouver là. Il sait aussi que la douleur va venir.

            Il ne parle pas pour autant.

            Lucien ne sait plus quoi faire. Il s’est écarté, sans quitter Jérémie des yeux. Machinalement il a pris un peu de terre qu’il verse d’une paume dans l’autre. De temps en temps il laisse filer les grains plus fins jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus dans la main qu’un minuscule morceau de micas. Dans sa main rude, bourrelée, une poussière de soleil.

            Il baisse alors la tête et se met à parler lentement.

- Je ne sais pas si tu comprends ce que je dis, je ne sais pas si je peux comprendre ce que tu es devenu. Ton cri tout à l’heure ce n’était plus toi, enfin, pas celui que j’ai connu. Tu as toujours été plus intelligent, plus beau parleur que moi. De nous deux c’est toi qui devais réussir... et aujourd’hui je crois que tu as besoin de moi, aussi je voudrais que tu reviennes, que tu retournes vers la vie, la vie normale... je croyais que tu avais besoin de solitude, de silence, je ne pensais pas que... enfin... non, je ne pensais pas que tu tomberais si bas... je ne pensais pas que tu deviendrais...une bête...

            Jérémie ne comprend rien aux efforts de son frère. Il est de plus en plus gêné par le soleil. Par tout son corps il sent les morsures d’abeilles folles, la folie du soleil qui rampe et s’énerve en lui, sur sa peau, dans ses veines. Il ne comprend pas ce mot de bête. Il n’est pas une bête. Les bêtes il les mange. Les bêtes n’ont pas de mission. Une bête ne l’aurait pas protégée elle comme il l’a protégée. Et la violence monte en lui, de très loin, de très bas, pendant que Lucien continue de parler.

- S’il n’avait dépendu que de moi je ne serai pas venu. Le Maire t’a trouvé un travail, tu auras juste à t’occuper un peu de la maison des Hollandais, quand ils ne sont pas là ... et tu pourras venir habiter à la ferme, tu y as toujours ta place, tu sais...Tu comprends ce que je te dis ?

            Lucien regarde à nouveau son frère. Il aimerait une réponse, un signe.

            Le soleil cogne et la chaleur sèche fait craquer les herbes autour d’eux. La lumière frappe les pierres, les arbres, les arrache au touffus, au fouillis, et les fait se tenir distincts dans l’air, comme autant de braises, de flammes dures. Le monde est en suspension, debout dans sa blessure, dans la blessure et l’effroi muet. Lucien blêmit en voyant la haine crever les yeux de Jérémie. Pas de peur, mais choqué de voir ce frère longtemps admiré, jamais plaint , nier toute affection et le traiter en ennemi.

            Il eut beau sentir monter toute cette violence, il ne parvint pas à parer le coup. Jérémie, la tête en feu lui envoya son poing dans la figure et Lucien perdit l’équilibre. Quand il tenta de se relever Jérémie abattit à nouveau son bras ainsi qu’il aurait fait d’un manche de pioche. Il fallait chasser l’intrus, chasser le soleil, le passé noir qui pèse contre la porte et menace les trop fragiles remparts de l’oubli. Ce n’est pas son frère qu’il entend réduire à néant, mais la vie d’avant, l’affection, les liens du sang et du cœur, les autres, et surtout cette image du Jérémie d’hier qui transpire par tous les pores de Lucien.

            Dans sa fureur il aurait tué son frère s’il ne s’était soudain trouvé à faire face au soleil. Aussitôt les jambes lui manquèrent et c’est en rampant qu’il chercha l’abri des bois, laissant Lucien secoué par des sanglots qu’il ne parvenait pas à maîtriser.

            Jérémie se coule sous le feuillage, couleuvre, il s’enroule sur lui-même et roule dans la pente, s’enfonce sous les hautes fougères et trouve enfin, dans un creux moussu, une source qui jaillit là à petit bruit. Il lui faut l’eau et la voûte verte, le noir des pierres et des branches, pour apaiser les brûlures du soleil. Le visage dans l’eau froide, les épaules coincées dans la roche, les jambes ramenées sous lui, et c’est comme si la source coulait en lui, repoussait les alluvions de haine, les mauvais grains de la violence et de la peur. La terre n’était pas son ennemie, elle était sans promesse, oubli, résurrection, renaissance, retour à l’indifférencié. Elle le berçait de toutes ses douleurs d’impossible départ. Longtemps, tout le jour, respirant peu, il s’abîma dans l’intimité fuyante de l’eau.

            A la nuit tombée seulement il s’engouffra par la trappe.

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